Franchir l’uncanny valley

par | 30 Déc, 2020 | realite virtualisee | 0 commentaires

L' »effet 3D » s’estompe maintenant presque systématiquement, les rendus graphiques de paysages, de villes, d’architecture, d’objets, de véhicules et même d’animaux sont confondants de réalisme et de précision, les ombres, lumières et matières sont si bien représentées et si justement calculées qu’il devient quasi impossible de les différencier d’une vraie photographie, d’un vrai film. Seule la représentation virtuelle des humains se heurte encore au phénomène de l’uncanny valley, leur rendu continuant encore, mais pas pour longtemps, à nous déranger, nous sortir de l’immersion.

La « vallée dérangeante », ou « vallée de l’étrange » (de l’anglais « uncanny valley ») est une théorie scientifique du roboticien japonais Masahiro Mori, publiée pour la première fois en 1970, selon laquelle plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses[i].

 Le croisement des technologies de reconnaissance faciale, de motion capture et des intelligences artificielles génèrent des premières expériences troublantes telles que celle de ce Barack Obama Virtuel auquel il devient possible de lui faire dire n’importe quoi[ii].

Dans un virtuel peut-être pas si lointain, un autre pourrait se faire passer pour vous, avec des conséquences infinies.
Quel temps va-t-on passer dans cette vallée ? Ce qui est certain c’est que nous sommes davantage près de la fin que du début de cette vallée. En moins de 20 ans, c’est à dire rien, le jeu vidéo est passé d’une bouillie de pixels à des mondes ultra réalistes en haute définition, compatibles avec la réalité virtuelle. A l’échelle de l’évolution humaine, un battement de cils.
L’uncanny valley est le phénomène qui marque les limites de notre cerveau à assimiler le virtuel, à remplacer le réel par le virtuel, franchir le pas.
« On peut ainsi interpréter la « vallée de l’étrange » comme le fossé entre l’humain et l’imaginaire. En effet, la proximité à l’imaginaire altère le côté humain de l’apparence. Chez le robot humanoïde, ceci est causé par un manque de précision technique, mais au fur et à mesure de recherches, on pourrait aboutir à un résultat qui « rentre » dans la sphère de l’assimilation ».
Il en va de même pour les mondes Virtuels où, à la moindre incohérence, notre cerveau détecte un artifice fictionnel qui rompt alors immédiatement notre immersion et nous ramener à la réalité. Une géométrie d’objet simplifiée, un bug de collision, une texture mal plaquée sur un objet, un effet d’explosion raté, un simple pixel mort, etc. sont autant de petites anomalies virtuelles que notre œil humain hyper entraîné à voir le monde réel détecte instantanément. Mais les décors virtuels, qui deviennent malgré tout de plus en plus réalistes, ne sont pas les principaux éléments qui nous déconnectent du virtuel. Ce sont les personnages virtuels. Notre cerveau humain étant habitué depuis des millions d’années à détecter la moindre expression faciale chez un congénère, il est ainsi bien plus affûté à regarder ses semblables qu’à juger de la véracité d’un coucher de soleil ou d’un reflet dans l’eau. Mêmes nos sentiments, telle que l’empathie par exemple, se construisent en grande partie par l’étude des micros comportements faciaux et gestuels de nos semblables. Nos réactions et sentiments envers autrui ne peuvent donc réellement se construire que si l’avatar virtuel est confondant de réalisme.

Rare sont ainsi les mondes virtuels et jeux vidéo capables de tromper actuellement l’œil humain avec des personnages non joueurs – PNJ. Ces derniers demeurent encore imparfaits, les expressions restent encore à nos yeux artificiels, le grain de peau nous paraît bizarre, leurs yeux nous semblent vides, leur gestuelle peu naturelle, et bien d’autres choses encore.

Les technologies les plus onéreuses sont ainsi mises à contribution pour tenter de passer ce cap si difficile de la recréation virtuelle des humains. Motion Capture, labial facing, etc. tentent toutes de recréer le naturel humain dans le cerveau de silicium de nos ordinateurs. Quantic Dream, une société française dirigée par David Cage est l’une des pionnières dans le domaine car les jeux qu’elle produit ont tous un point commun, raconter des histoires avec de nombreux protagonistes virtuels où la notion de choix et de conséquences est prépondérante. Leur dernière création Detroit Become Human se joue d’ailleurs de cela en mélangeant des protagonistes humains et cyborgs, tous deux joués par des acteurs humains réel scannés en temps réel par la motion capture.

Malgré la disponibilité des contenus, la complexité et la taille des simulations virtuelles ne cesse jamais de s’amplifier et des Jeux Vidéo qui autrefois demandaient quelques mois de travail, réclament désormais plusieurs années, bientôt une décennie à l’image des jeux du studio Rockstar. La coordination des équipes contenant désormais des centaines de développeurs engendre de nombreux enjeux pour préserver la cohérence des contenus. De même, malgré les progrès de l’informatique, les puissances restreintes de calculs continuent d’obliger les concepteurs de mondes virtuels à faire des concessions, distance d’affichage optimisées, ombres simplifiées, faux reflets dans l’eau, etc. Même dans des mondes ultra détaillés tels que celui de Red Dead Redemption 2 ou CyberPunk 2077 sur lequels des centaines de personnes et de millions de dollars ont été dépensés pendant des années, des micros erreurs subsistent, suffisantes pour continuer de cataloguer le jeu dans la catégorie fictionnelle.

Red Dead Redemption 2 et ses biomes rapprochés ou CyberPunk 2077 et ses bugs brisent ainsi la sensation d’immersion, donnant l’impression d’évoluer encore dans une sorte de parc à thèmes. A cause des puissances de calcul encore trop faibles qui obligent à limiter la taille des espaces et des profondeurs de champs.
Nos tentatives de recréer le monde réel sont encore imparfaites. Mais chaque année ces imperfections s’amenuisent, chaque année la lumière pré calculée gagne en crédibilité, les reflets dans l’eau se précisent, les personnages IA bougent toujours plus naturellement, etc.
Aujourd’hui le jeu vidéo est encore dans l’Uncanny Valley car ses graphismes se rapprochant sans cesse du photoréalisme, la moindre imperfection nous saute alors davantage aux yeux que lorsque les jeux n’étaient que bouillies de pixels et de polygones. Un brin d’herbe sans son ombre projetée au sol et c’est tout un univers Virtuel qui s’effondre. Pour éviter ces écueils et tant que les technologies peinent encore à supporter autant de détails, certaines œuvres vidéo ludiques font le choix de graphismes bariolés ou très différents de notre réalité.

Mais les puissances de calculs et des algorithmes de création de mondes ne cessent de progresser. Les bibliothèques d’assets – objets 3D – fourmillent désormais d’objets ultra réalistes grâce à l’avancée des technologies d’acquisition photogrammétrique, des outils de gestion de textures et d’optimisation géométrique, au point de pouvoir désormais aisément tromper notre capacité à différencier le réel du virtuel (cf démo Unreal CDC 2019). Des simulateurs tels que Flight Simulator 2020 parviennent désormais à recréer l’entièreté de notre globe terrestre en 3D avec une précision de quelques dizaines de centimètres ainsi que la plupart les phénomènes physiques avec une bonne précision, tels que la pression atmosphérique, les flux de masses d’airs, la formation des nuages, les turbulences, la portance, la physique des fluides, etc. Les distance de vues paraissent infinies, les avions semblent réellement portés par les masses d’airs, le réalisme est confondant.
Le bout de cette vallée de l’étrange – uncanny valley – semble chaque année plus proche, les technologies et méthodes de création de mondes virtuelles sont proches de pouvoir générer à vitesse grand V une infinité de mondes virtuels photoréalistes. Ce qui prenait huit ou dix ans à créer pourrait très bien, dans un avenir proche, ne prendre que quelques mois, puis semaines puis jour.
Nous assistons à une explosion du nombre de mondes virtuels, chaque mois voit son lot de nouvelles expériences, nouveaux univers à parcourir. Bientôt c’est une véritable cacophonie de mondes virtuels voir une cacophonie.

Des programmes pour chaque chose, pour simuler le vent, la pluie, la lumière, le rebond des photons, etc. au point de créer des univers Virtuels imbriquant une quasi-infinité de programmes pouvant générer des bugs, voire même pouvant se pirater les uns les autres, créer des anomalies. Si nous vivions ainsi nous-mêmes dans une simulation, nous pourrions considérer nos maladies, nos mirages, nos visions comme les bugs d’une matrice de simulation universelle. Si nous voulons créer une ou des simulations emportant la majorité de l’humanité, alors les programmes de virtualisation devront être quasiment parfaits sous peine de briser l’immersion, sous peine de nous ramener dans notre première réalité. Les programmes de virtualisation massive devront donc s’être affranchi au maximum de l’uncanny valley.

Le virtuel n’est plus un jeu. Quelques jeux vidéos récents tracent la voie de nouvelles expériences vidéo ludiques qui s’éloignent progressivement de l’aspect gamification pour proposer de nouvelles expériences virtuelles, non exclusivement guidées par le plaisir de jeu. La dernières production des studios Kojima Production, Death Stranding propose par exemple une expérience virtuelle formellement assez réaliste obligeant les « joueurs » à livrer des colis dans un monde post apocalyptique en arpentant des paysage réalistes où aucune voie ni information ne permet de se repérer. Il en résulte une simulation réaliste de randonnée pédestre où le game design n’a plus sa place, où chaque mètre à parcourir nécessite d’être réfléchi et anticipé comme dans la vie réelle. Le plaisir de jeu ne guide pas l’expérience, il vient par ailleurs.

[i] https://fr.wikipedia.org/wiki/Vall%C3%A9e_d%C3%A9rangeante

[ii] Video de Barack Obama générée par une IA

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