
Expansion exponentielle
L’équation Big Bang a imprimé une expansion constante à notre univers qui ne cesse de croître. La matrice de création initial de l’univers aurait pu être en fait incroyablement simple, ne comportant qu’une grille de cellules régies par quelques instructions de fonctionnement élémentaires qui au fil du temps auraient gagné progressivement en complexité pour former la richesse du monde dans lequel nous vivons et que nous commençons tout juste à apprendre à connaître.
Depuis la Terre, nous n’expérimentons pas uniquement cette expansion au travers de l’observation de l’augmentation constante de la longueur d’onde de la lumière émise par les galaxies, notre être tout entier semble lui aussi nous pousser sans cesse à étendre nos capacités cognitives et notre emprise sur le monde. Ainsi, Homme et Univers, qui partagent les mêmes briques de données élémentaires, semblent soumis aux mêmes lois d’inflation. Tout comme l’univers qui nous a créé, nos premières secondes de vie sont déjà marquées par la démultiplication de nos cellules élémentaires, qui suivant leur propre algorithme gagnent en complexité pour former petit à petit notre corps. Un corps biologique qui arrivé à un certain stade d’adolescence s’arrête de croître pendant que notre cerveau lui, continue son expansion cognitive. Notre intelligence et notre conscience se retrouvent alors définis dans un corps aux limites spatiales ténues, aux capacités elles-mêmes somme toute limitées, dans un corps soumis aux aléas de la vie et de la maladie, un corps qui ne cesse jamais de vieillir. Notre esprit lui, à l’exception de maladies, ne vieillit pas, il s’enrichit de chaque expérience, de chaque épreuve, il ne cesse de progresser et de se renforcer pour finalement se retrouver frustré de ne pouvoir poursuivre indéfiniment sa course d’intelligence et d’éveil au monde et aux autres qui l’entourent.
« L’homme dispose d’un potentiel neuronale gigantesque qu’il a sans cesse besoin d’alimenter, de faire progresser au maximum de sa puissance de recherche et d’analyse. »[i]
Notre condition biologique et notre existence limitée dans le temps nous incitent à trouver tous les moyens possibles permettant d’éveiller plus rapidement et de manière exponentielle notre conscience, d’abord grâce à notre intelligence et désormais nos technologies. Ce besoin de croissance effrénée est inscrit très profondément en nous. Les récentes recherche sur le cerveau humain montre ainsi que l’une de ses zones centrales profonde, nommée Stratum, est assoiffée de dopamine, une substance du plaisir sécrétée lorsque nous accomplissons des objectifs.
« Nos neurones en charge d’assurer notre survie ne sont jamais rassasiés et réclament toujours plus de nourriture, de sexe et de pouvoir […] Ils nous poussent à rechercher encore et toujours la croissance dans tous les domaines »[ii].
Ces quêtes de plaisirs relativement simples en apparence mais permanents et exponentiels génèrent sans cesse de nouveaux besoins qui, multipliés par près de 8 milliards d’individus ont désormais un énorme impact sur notre écosystème. Nous ressentons du plaisir à manger, si possible de qualité et en quantité ; à faire régulièrement l’amour ; à être reconnus, c’est-à-dire avoir du statut social donc de dominer les autres ; d’avoir le plus possible d’informations sur notre environnement et enfin à minimiser nos efforts, c’est-à-dire à rechercher le plus de confort possible. Surproduction et surconsommation découlent directement du besoin de répondre à ces plaisirs instinctifs primaires. Notre société de pléthore produit désormais industriellement des sources de nourriture, de confort ou d’informations qui n’ont de cessent d’alimenter nos besoins et plaisirs archaïques. Mais cette zone Stratum du cerveau n’a pas de fonction stop et nous n’avons de cesse de toujours consommer davantage pour finir par développer de nombreuses addictions. Une addiction à l’expansion qui, pour l’humanité, s’appelle « ambition » ou « progrès ». Tout notre être est guidé par l’évolution.
« Les humains continuent-ils d’évoluer ? La réponse est : sans aucun doute. Car pour cesser d’évoluer, il faudrait que notre génome ne soit plus affecté par aucune mutation, que notre environnement soit parfaitement stable et qu’il n’y ait pas de compétition entre les individus. Or ces situations n’existent pas. »[iii]
La croissance est devenue un let motiv de vie, partagé par la grande majorité d’entre nous, levez la tête et vous constaterez toutes les publicités incitant au dépassement de soi et vous questionnant : « Que souhaitez-vous faire ? : pouvoir croître dans un monde en mutation »[iv].
Dans cet univers infini de données en expansion, l’Homme habite encore un monde fini dont il essaye sans relâche de repousser les limites. L’Homme ne dispose encore que d’une vision floue de l’univers dans lequel il évolue, à son échelle, ce domaine est tellement vaste et vide qu’il l’a appelé faute de mieux, Espace. Accroché au sol de sa petite planète, et devant l’immensité spatiale lui faisant face, l’Homme en tant qu’espèce est depuis toujours poussé par une volonté profonde de se surpasser pour un jour parvenir à percer le secret de l’univers, comprendre quelle place il y tient, étudier le cosmos, s’y projeter, voire s’y promener librement, y trouver d’autres vies pour s’y sentir moins seul, moins isolé. Ce qui devient de plus en plus certain et acceptable pour l’Homme c’est que son univers est bien plus possiblement un océan de vies très éloignées physiquement les unes des autres qu’un vide intersidéral.
« Pour l’Homme, sur sa planète isolée, deux possibilités existent « soit nous sommes seuls dans l’univers, soit nous ne le sommes pas. Les deux sont aussi terrifiant l’un que l’autre »[v].
« Jamais, depuis l’aube de la civilisation, les hommes ne se sont accommodés d’événements hors cadre et inexplicables. Ils ont toujours eu soif de comprendre l’ordre sous-jacent dans le monde. […] Ce désir de savoir, chevillé à l’humanité, est une justification suffisante pour que notre quête continue. Et notre but n’est rien moins qu’une description complète de l’Univers dans lequel nous vivons »[vi].
En tant qu’êtres de conscience ambitieux, assoiffés de croissance, de connaissance et de progrès, notre conscience nous éveille aussi à la fragilité de notre monde et aux responsabilités que nous devons endosser. Dans cet océan de vide et ces forces d’expansion qui dépassent de loin nos conditions biologiques, nos défis ne cessent de grandir et de se démultiplier pour s’appeler désormais réchauffement climatique, sixième extinction de masse, épidémies, famines, cancer, guerres, harmonie des populations, etc. Pressé par la nécessité de répondre à ces enjeux qui lui font face, l’Homme s’est retrouvé obligé de maîtriser toujours plus profondément et rapidement tous les aspects de son être et de son environnement.
Face à sa condition biologique éphémère et l’ampleur des enjeux, l’Homme s’est inscrit, par nécessité, dans une logique permanente d’expansion de sa conscience et de son environnement, il consacre ainsi toute son énergie à repousser ses propres limites biologiques et à étendre son monde, visuellement, physiquement, scientifiquement, philosophiquement, socialement, économiquement, techniquement, mentalement, et désormais technologiquement, digitalement et virtuellement. Chaque enfant est une expansion de nous-même, une volonté de poursuivre la croissance de la vie ; chaque nouveau bâtiment, route, polder sur la mer ou voyage spatial est une conquête d’espace complémentaire ; chaque découverte scientifique ou biologique est un nouveau pouvoir sur la matière et les éléments ; chaque avancée médicale est un gain d’espérance de vie ; chaque évolution des microscopes ou des télescopes est une conquête sur l’infiniment petit et sur l’infiniment grand, une nouvelle frontière repoussée par l’œil humain ; chaque record de vitesse est une partie gagnée contre le temps, une capacité d’atteindre plus vite et plus loin un objectif ; chaque avancée technologique est un gain de puissance de calcul complémentaire permettant d’étendre nos capacités cognitives ; chaque œuvre d’art, chaque création cinématographique ou ludique est une nouvelle extension de notre imaginaire et de nos émotions ; chaque découverte archéologique étend notre conscience du temps passé pour élargir ainsi notre histoire.
L’humain, par son intelligence, étend ainsi son monde physique et mental. Chaque jour nous ouvre de nouveaux territoires, de nouveaux horizons, chaque jour notre conscience de nous-même et de notre univers s’amplifie, se structure et se concrétise. Chaque jour nous rapproche de la conscience de cet univers de données dont nous partageons les mêmes briques élémentaires. Chaque jour nous donne de nouveaux pouvoirs sur nous-même et notre environnement, chaque jour nous rapproche d’une forme d’Homo Deus[vii]. Mais l’univers est bien plus vaste et riche que nous ne l’imaginions, chaque nouvelle découverte élargi notre réalité certes mais aussi notre part d’inconnu. Chacune de nos découvertes nous donnent envie d’aller plus loin et d’en apprendre davantage, notre soif d’expansion pourrait ne jamais prendre fin mais aussi devenir chaque fois plus urgente, générer sans cesse de nouveaux besoins indéfiniment.
Mais alors, puisqu’il n’y a pas de remède à notre volonté biologique d’expansion, comment continuer de croître indéfiniment, comment tout comprendre, tout explorer, tout maîtriser ? Il nous faudrait pouvoir évoluer sans contraintes au-delà de notre petite planète, il nous faudrait pouvoir disposer de puissances de calculs sans limites, il nous faudrait quitter notre enveloppe biologique et pouvoir s’émanciper de l’apesanteur.
[i] Olivier Houdé, Professeur de psychologie du développement, Université Paris Descartes – vidéo du Monde sur le phénomène Rubik’s Cube
[ii] Le Bug Humain – Sébastien Bohler, docteur en neurosciences et rédacteur en chef du magazine Cerveau & Psycho. Edition Robert Laffont
[iii] Laurent Brasier, sciences et avenir – Les humains continuent-ils d’évoluer ? – 06/10/2019
[iv] Publicité Bank of America – 2019