Ré enchanter la réalité ou la fuir ?

par | 22 Sep, 2020 | realite artificielle | 0 commentaires

“En 2060 il y aura deux fois plus de bâtiments dans le monde, cela sous-entend construire, chaque mois une nouvelle ville comme New-York tous les mois pendant 40 ans[i].”

Milieux urbains densifiés et qui ne cessent de s’étendre, transports et réseaux saturés, notifications des smartphones auxquelles on se sent obligé de répondre, plannings surchargés, culte de la productivité et du consumérisme, etc. Notre champ de vision quotidien qui ne dépasse pas quelques dizaines de mètres pour les citadins se comprime en fait bien davantage lorsque pour travailler ou nous divertir nous plongeons dans les écrans de smartphone, ordinateurs ou téléviseurs. Regarder des interfaces numériques à répétition et pendant des heures devient ainsi une habitude et rapidement une nécessité, un besoin irrépressible.

Ainsi, pour un nombre croissant de personnes, il n’est plus vraiment absurde d’avoir passé pendant la journée davantage de temps devant un écran qu’à regarder les autres ou le monde alentour. Toujours plus d’individus considère ainsi ce monde réel comme de plus en plus contraignant, routinier, de plus en plus anxiogène, peu propice à l’imaginaire et entravant notre volonté d’expansion cognitive, nos capacités de confort, notre productivité.

A contrario de son expansion, notre monde réel devient une sorte de flux permanent qui semble se comprimer physiquement et mentalement autour de nous.

Face à cette réalité comprimée, s’extraire de son quotidien devient un besoin grandissant. Les moyens de se divertir sont devenus sans cesse plus accessibles et divers, au point désormais s’occuper une part prépondérante de nos vies. Les nouvelles technologies ont métamorphosé ces divertissements, leur donnant le pouvoir de nous accompagner partout et de s’ouvrir à de véritables univers.
A tout âge, partout, n’importe quand et avec n’importe qui, nous nous divertissons tous de plus en plus et des technologies telles que la réalité virtuelle nous amènent désormais là où aucune autre forme de média n’avait pu nous emmener.
« Demain les divertissements exalteront tous nos sens, notre curiosité et notre imagination. Ils effaceront les frontières entre réel et virtuel, les interactions seront au cœur de leur concept. Dans ces nouveaux mondes, nous pourrons interagir avec nos héros préférés et vivre des expériences totalement inédites »[ii].
Ces expériences que nos ancêtres ont certainement rêvé, nous sommes désormais en capacité technologique de les réaliser. Par les divertissements en réalité virtuelles ou augmentées ce sont désormais plusieurs « vies virtuelles » que l’on nous propose de « vivre ».

Face à cette réalité comprimée, nous sommes déjà obligés d’user d’artifices pour enjoliver notre monde réel.
Artichoke, société co fondée par Helen Marriage et Sarah Coop en 2006, développe des « moments », c’est à dire des expériences dans le but de créer des souvenirs indélébiles.
Elle fait le constat que notre monde réel est devenu pour la majorité d’entre nous, une simple routine. Nos villes sont devenues des machines pour nous amener à l’heure au travail où l’homme est quelque part transformé en machine de production cognitive au point qu’il devient nécessaire de créer des expériences de vie émouvantes et éphémère pour générer chez nous des souvenirs éternels. « La curiosité avait triomphé de la suspicion et l’enchantement avait banni l’anxiété »[iii]

En créant ces expériences artistiques monumentales vécues par des milliers de personnes, la société avait réussi à changer le regard des gens. Mais enchanter le monde réel nécessite de déployer d’importants moyens, peu économiques ni écologiques qui peu également donner lieu à des aberrations. La récente initiative de la société StarRocket de créer les premières publicités orbitales montre certaines limites de nos facultés à expandre notre espace réel. « Après avoir envahi l’espace public, après s’être invitée dans nos écrans, après s’être répandue dans les pages des journaux et des magazines, la publicité s’apprête à conquérir un nouveau territoire : l’espace ». L’entreprise russe StarRocket prévoit prochainement de mettre sur orbite un essaim de nano-satellites — des CubeSats — pour faire la promotion de marques partenaires[iv]. Pour atteindre cet objectif de diffusion publicitaire dans le ciel, des moyens gigantesques devront être déployés, lancement de fusées, pilotage de satellite, des milliards de dollars. En Réalité augmentée la même initiative n’aurait demandé le déploiement de de quelques lignes de codes. La marque de boissons alcoolisées Get27 déploie une énergie considérable à repeindre temporairement une rue de Paris en vert avec une peinture spéciale Thermacote faisant baisser la température ambiante. Opération publicitaire qui fait grincer des dents les riverains parce que extrêmement invasive à la fois du domaine public et privé.
Le déploiement de la réalité augmentée bénéficiera essentiellement aux marques dans un premier temps, qui y trouveront des moyens d’expression décuplées et bien moins onéreux, leur permettant de faire entrer la publicité dans une nouvelle ère de spectacle à grande échelle. Ces déploiements technologiques démesurées et dangereux pour notre environnement perdent tout leur sens lorsque l’on sait qu’ils ne couteraient presque rien en temps et argent s’ils étaient déployés dans des interfaces de réalité augmentées pour le même résultat visuel, la même expérience utilisateur. Ici n’importe quel utilisateur portant des lunettes augmentées pourrait voir cette publicité dans le ciel, et demander à l’éteindre individuellement par un simple geste ou commande vocale.

 Notre réel se serait-il ainsi tant affadi, il serait devenu une telle routine que nous arrivions désormais au stade de devoir l’enjoliver d’artifices? Pourquoi en est-on arrivé à considérer notre monde moderne comme anxiogène, pourquoi souhaite-t-on toujours davantage le fuir ? Pourquoi ce monde nous donne-t-il autant d’arguments pour rejoindre toujours plus souvent le virtuel ? N’est-ce pas finalement une solution de facilité que de fuir un monde que nous anéantissons pour échapper à la vision de sa destruction ? Notre besoin d’expansion inscrit au plus profond de nos gènes déformera un jour ou l’autre la vision que nous avons de notre réalité pour finir par la considérer comme un obstacle plutôt qu’une opportunité au progrès humain.

[i] Bill Gates – vidéo Youtube – Février 2019

[ii] Rêver le futur – Amazon Prime Vidéo

[iii] Helen Marriage, Conférence TED « de l’art public qui transforme les villes en terrain de jeux our l’imagination »

[iv] Article de Numerama sur la publicité Orbital et la société StarRocket

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